Les lecteurs du Succès au courant des dessous de l’affaire Rochette, doivent être convaincus qu’à l’heure actuelle la France n’est pas sous le régime d’une république démocratique, mais bien sous celui d’une oligarchie.
Les chambres et le gouvernement sont les représentants de la finance et non ceux du peuple souverain.
Au dessus des ministres, siègent en permanence le syndicat des manitous, propriétaires de la presse à gros tirages et actionnaires des établissements financiers.
Sous un tel régime, il n’est pas étonnant d’avoir à constater l’aboutissement de la bourgeoisie et la révolte du prolétariat.
La bourgeoisie, en effet, est craintive de nature. Composée d’individus, dont la seule force réside dans l’obéissance aveugle aux dirigeants, elle ne peut secouer le joug des meneurs auxquels elle croit devoir son salut.
Puis, la presse est là pour former son opinion ; hors, comme cette presse n’est que le porte-parole de la flibuste toute puissante, elle n’a d’autres buts que de faire prendre des vessies pour des lanternes à ses fidèles lecteurs.
Sur ces entrefaites, survient la formation des syndicats ouvriers. Moins poltrons que la bourgeoisie, ils attaquent le pouvoir constitué. Aussitôt ces derniers profitent de l’occasion pour se poser en défenseurs de l’ordre, de la justice, du droit, de tout ce dont ils se moquent comme du premier actionnaire du Panama.
La bourgeoisie alors, couvre de fleurs ses sauveurs et les aigrefins, ses maîtres, sortent de la mêlée plus forts et plus arrogants.
Il serait temps peut être de démontrer à cette bourgeoisie, petite ou grande, que ce qu’elle considère volontiers comme des messies ne sont en réalité que ses détrousseurs.
Si les financiers étaient restés à leur place, s’ils n’avaient pas mis le grappin sur le pouvoir, croyez-vous, Lecteurs, que les luttes de classe se seraient envenimée à ce point ?
Nous nous élevons facilement contre les prétentions de l’ouvrier, nous trouvons presque équitable de lui marchander le peu de bien être qu’il convoite, nous le considérons comme la cause de la crise économique que nous traversons. Le prolétaire, voilà l’ennemi, selon tous les ministres et tous les ministères, et conséquence indubitable, selon l’opinion publique.
Eh bien, l’opinion publique et ses laquais font fausse route, l’ennemi est le financier, lui seul est responsable du malaise qui accable notre pays.
Si jamais une entente a lieu entre la main d’oeuvre et le capital, elle se fera sur le dos des financiers et de leurs valets.
L’usure est interdite par le code, mais les boursiers le pratiquent sur une vaste échelle et il suffit de vivre au milieu d’eux pendant quelques temps pour s’en rendre compte.
Le jeu est prohibé, mais les manieurs d’argent sont les maîtres de la Bourse, tripot colossal, universel, auprès duquel Monte Carlo est presque un établissement de bienfaisance.
Contre le petit bourgeois ou commerçant mauvais payeur, la loi est implacable. Que le malheureux qui a endossé un effet ne soit plus en mesure de le payer à échéance, immédiatement c’est la saisie ou la faillite. Le banquier, au contraire, peut mettre en circulation des titres sans valeur avec lesquels il réalisera des millions, et pour peu qu’il appartienne au syndicat des manitous, qu’il est eu la prudence de réserver un pourcentage décent à quelques parlementaires et à une certaine presse, non seulement il sera considéré comme un parfait honnête homme mais au cas où l’affaire s’envenimerait, on trouvera tout de suite des boucs émissaires pour couvrir sa responsabilité.
Examinons maintenant les opérations favorites des financiers : d »abord, prêter aux industriels pourris jusqu’à la moëlle, en se faisant garantir largement leurs avances et en exigeant un fort intérêt, si bien que le jour de la débâcle, la garantie représente le double du capital engagé.
En temps de crise, quelles sont les entreprises qui ont leur prédilection ? Les plus compromises, c’est à dire celles qu’ils ont consciencieusement exploitées jusque là et qu’il peuvent ruiner. La crise est alors la manne du seigneur, car elle va anéantir tous les établissements propres, tous ceux qui n’ont pas eu recours à l’usure, mais aussi qui n’ont pas eu les reins assez solides pour résister.
Et, grâce à la chute de ces concurrents loyaux, les garanties du financier sur les maisons qu’il tient entre ses griffes, doublent et deviennent de l’or en barre.
Il en est de même pour les emprunts d’État, le banquier donne la préférence aux pays sans crédits, mais disposés à lui céder à titre de commission 50% de la souscription.
Enfin, personne n’ignore que le financier est toujours là pour faciliter la création d’une exploitation industrielle, commerciale ou agricole lointaine, que personne ne contrôlera jamais.
Naturellement, à côté de toutes ces flibusteries légales, les banquiers ont leurs émissions-réclames, c’est à dire les affaires sérieuses dont ils gardent la plus part des titres et qui leurs servent justement de miroir à alouette pour entôler les gogos, lors des placements d’actions entreprises.
Ajoutez à ces manigances, les coûts de bourse provoqués par la publication de bilans fictifs ou de fausses nouvelles et vous aurez une idée assez juste de la valeur morale de ceux qui font agir nos dirigeants, de ceux qui créent l’opinion par l’intermédiaire de journaux à leur solde.
Il serait temps de nettoyer ces écuries d’Augias, de débarquer les aigrefins et de donner à la nation une représentation digne d’elle.
Mais, pour cela, il faudrait qu’il se trouva un groupe d’hommes foncièrement honnêtes et à poigne, n’ayant d’autre idéal que de délivrer leur pays de l’encerclement financier qui l’étrangle, et non de servir leurs intérêts particuliers. Alors, forts de l’utilité et de la nécessité de leur action, ils s’attaqueraient publiquement à ces fripouilles qui tiennent le haut du pavé, dénonçant leurs agissements et ne se lassant pas tant qu’ils n’auraient obtenu la révision du code, la surveillance rigoureuse des opérations de tous les établissements financiers et de tous les grands fournisseurs de l’État, le droit de poursuites contre la presse subventionnée par la flibuste et ses complices, et la mise en accusation de tous les tristes individus, tripatouilleurs politiques et financiers qui exploitent sans scrupule l’Etat, l’industrie, le commerce et la crédulité du peuple, autrement dit, qui rançonnent sans merci la France tout entière.
Le pays, une fois débarrassé de ces pirates de la finance, qui spéculent non seulement à la Bourse, mais encore au Parlement, en élaborant des lois destinées uniquement à jeter de la poudre aux yeux, retrouverait le bien-être qu’il a perdu et verrait ses industries prospérer. Car le financier bridé et remis à la place qu’il n’aurait jamais du quitter, ne serait plus le seul à encaisser les bénéfices ; le capital et la main d’oeuvre auraient également leur part du gâteau.
A quand donc le député qui osera crier en pleine Chambre : La finance, voilà l’ennemi !
Ce ne sera certes pas un socialiste millionnaire.